« l’ange et l’homme »

               extraits d’un échange

              par bernard guthleben

 


 

D'emblée cet ange m'a parlé. Je l'ai rencontré à l'église de Grandson, non loin d'Yverdon au bord du lac de Neuchâtel. C'était au mois de décembre 2008. Il était le seul à être voilé et pourtant c'est lui qui m'a parlé... Ange ou femme, il en sera évidemment question. Les hommes sont rarement voilés, ils sont quelquefois masqués davantage pour cacher leurs turpitudes que leur identité sexuelle. Mais l'ange est voilé : que cache-t-il ?

 

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Pour le savoir, je l'ai invité chez moi. Il est dans mon bureau, en lévitation au-dessus de ma table : il veille sur moi et me parle, à moi qui ne crois ni à Dieu ni aux anges. Voilà la teneur de nos échanges.

 

L'homme : « mais que faisiez-vous dans cette église » ?

 

L'ange : J'y suis venu avec un certain nombre de mes amis, anges comme moi : nous étions une trentaine. Mais... je ne comprends pas très bien votre étonnement : des anges dans une église, quoi de plus normal. Sans Dieu, nous n'existerions pas. Je vous le concède, nous sommes aussi créatures humaines, je veux dire que nous sommes les enfants de cette sculpteure : Simone Mayor.

 

L'homme : Comme vous y allez : des anges créés par une femme... Diable!

 

L'ange : Vous vous trouvez drôle je suppose, de nous associer tous les trois : la femme, le diable et moi. Monsieur aime titiller l'ange, je vois.

Laissez-moi vous dire d'abord que je ne sais rien des motivations de cette femme à sculpter des anges. Ce que je sais simplement c'est que voilà plus de quinze ans qu'elle en crée : des petits ou des grands, des pliés ou des élancés, des souriants ou des très sérieux, certains en terra-cotta et d'autres en bronze comme celui qui est visible dans l'alcôve centrale de la façade de l'église de Lachapelle sous Rougemont.

 

L'homme : C'est flatteur pour vous d'être à ce point un sujet d'intérêt. Ne seriez-vous pas sa muse ? Je vais finir par vous trouver un peu prétentieux. Que l'on vous prenne pour sujet d'oeuvre soit, mais que vous prétendiez être également l'inspirateur de l'artiste, c'est un peu fort.

L'ange : vous avez l'air de découvrir la lune : nous autres les anges avons toujours été des inspirateurs. Vous n'ignorez pas qu'inspiration vient du latin in spiritum, qui signifie littéralement "avoir Dieu en soi". Et vous le savez bien : ceux qui pensent que l'inspiration artistique émane de Dieu sont nombreux et ce depuis l'antiquité. Je ne sais exactement ce qu'il en est de l'inspiration de Simone Mayor, mais il y aurait une certaine logique que l'ange que je suis soit en même temps l'inspirateur de l'artiste et son sujet.

L'homme : une certaine logique, comme vous dites. C'est la vôtre en tous cas.

L'ange : laissez-moi terminer ma démonstration. Je résume:

Point 1 : sans Dieu il n'y a pas d'ange, je vous l'ai dit tout à l'heure.

Point 2 : il est extrêmement rare que Dieu s'adresse directement aux hommes.

Point 3 : pour relayer sa parole, il lui faut des messagers. Nous sommes ces messagers. Le mot ange vient du grec aggelos qui est la traduction de l'hébreu malakh qui signifie messager.

L'homme : Bravo, vous faites d'une pierre deux coups : vous prouvez en même temps l'existence de Dieu et celle des anges... Ce n'est pas de la logique, c'est un syllogisme.

L'ange : Vous feriez mieux de m'écouter, vous auriez peut-être des chances de comprendre. J'en étais au point 3 de ma démonstration : les anges sont des messagers, c'est à dire qu'ils portent la parole... Vous le savez bien l'important c'est le Verbe. Dieu n'a pas créé le monde avec ses mains mais avec des mots. Rappelez-vous la Bible, dans le livre de la Genèse, chapitre 1, verset 3 « Dieu dit : que la lumière soit et la lumière fut » puis un peu plus loin : « qu'il y ait un firmament au milieu des eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux et il en fut ainsi » et encore plus loin « que les eaux qui sont sous le ciel s'amassent en une seule masse et qu'apparaisse le continent... et il en fut ainsi »

L'homme : et il y eut un soir et il y eut un matin, ce fut le troisième jour. Vous n'allez quand même pas me raconter toute la création.

L'ange : c'est pour vous dire que c'est la Parole qui importe dans cette histoire. Rappelez-vous encore, l'évangile de saint Jean. Il commence ainsi : « Au commencement était le verbe et le verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu ». Vous entendez : Il suffit que Dieu dise pour que cela soit. C'est par l'audition que Dieu se laisse découvrir. Et c'est là que nous intervenons, nous les Anges, pour que les hommes entendent, eux qui sont souvent occupés par les bruits et les divertissements. Bien sûr nous ne nous présentons pas toujours sous la même forme ; certains d'entre nous se présentent même incognito. Tenez par exemple, quand trois de mes frères sont allés annoncer à Abraham au Chêne de Mambré, près d'Hébron (la Genèse, 18-1) que sa femme Sarah allait accoucher d'un fils malgré son grand âge (elle avait quatre-vingt dix ans alors qu'Abraham lui-même en avait déjà 99), eh ! bien, ces trois frères avaient l'allure de voyageurs.

L'homme : on ne sait pas d'ailleurs s'il n'y avait pas là deux anges et Dieu lui-même.

L'ange : alors vous savez peut-être aussi qu'après avoir annoncé la naissance d'Isaac à Abraham, deux de ces anges allèrent à Sodome pour y retrouver Lot, le neveu d'Abraham et lui demander de quitter la ville alors que le dernier des trois s'occupa de régler le compte de Sodome et Gomorrhe. Ce faisant ces trois là confirmaient qu'un Ange ne remplit qu'une seule mission : dans ce trio de voyageurs, le premier était destiné à annoncer à Abraham qu'il aurait un fils, le second à prévenir Lot de quitter Sodome et le troisième était chargé, quant à lui de détruire la ville. Je vous fais remarquer que la mission elle-même était dangereuse. Envoyés pour vérifier si les moeurs des habitants de la ville étaient vraiment aussi dépravées que cela était dit, ils ont failli le vérifier à leurs dépends.

L'homme : pardon ?

L'ange : à leurs dépends parce qu'ils étaient beaux-gosses ces trois-là. S'ils avaient eu des ailes, ils y auraient probablement laissé quelques plumes ; les sodomites avaient exigé de Lot qu'il leur amène mes frères pour qu'ils en abusent. Bon, je reconnais que les moyens dont le dénommé Lot a usé pour détourner leur attention ne sont pas à son avantage puisqu'il était allé jusqu'à leur proposer ses deux filles qui étaient encore vierges ( Genèse, 19-11)

L'homme : un peu bizarre non ? Pas très clair en tous cas ce passage de la bible... comme souvent d'ailleurs.

L'ange : là encore, votre étonnement m'étonne : je connais votre goût pour l'interprétation symbolique, ce que d'aucuns appellent l'art royal, celui qui fait les rois, c'est-à-dire des hommes libres. Eh bien, mon cher, la pensée juive n'est pas très éloignée de cet art : elle se distingue de la pensée catholique en ce qu'elle ne repose pas sur le dogme. Elle vit de ses questions voire de ses contradictions et les kabbalistes sont là pour perpétuer cette tradition : rien n'est jamais tranché parce que ce serait la mort du Livre lui-même.

L'homme : vous voilà démasqué si je puis dire : vous êtes un ange juif. Mais revenons à Sodome et Gomorrhe : vous avouerez quand même que ce ne sont pas vraiment des enfants de choeur ces anges et qu'ils étaient prêts à en découdre.

L'ange : oh ! Mais ce n'est encore rien. De la vraie bagarre, il y en eut deux générations plus tard. Isaac, le fameux fils d'Abraham, eut lui-même deux fils, des jumeaux ; il y avait là Esaü le chasseur et préféré de son père et Jacob le chouchou de sa mère Rébécca. Toute leur vie, ils se seront chamaillés ces deux là : il faut dire que le Jacob avait quand même fait quelques coups pendables à son frère Esaü : il l'avait privé de son droit d'aînesse en échange d'un plat de lentilles et obtenu un peu ? plus tard la bénédiction de son père en se faisant passer pour Esaü lui-même, avec la complicité de sa mère, il est vrai ! Bref, une nuit alors qu'il revenait avec femmes et enfants (il en avait déjà 11) pour affronter Esaü, Jacob se battit avec quelqu'un. La bible dit que c'était un ange et que la lutte dura toute la nuit.

L'homme : et elle inspira Eugène Delacroix pour son dernier chantier, celui de la chapelle des Anges de Saint Sulpice. Le pauvre Delacroix, il a mis 11 ans à terminer sa fresque.

L'ange : peut-être a-t-il souffert comme Jacob, qui avait été touché « à l'emboîture de la hanche » (Genèse - 32-26) . Il en a boité jusqu'à la fin de ses jours et il est mort à 147 ans. Cela ne l'empêchera pas d'avoir encore un fils, le bien nommé Benjamin. Mais le plus important dans cette lutte a été que Jacob avait obtenu d'être béni et de devenir un nouvel homme ; il allait à partir de là être appelé « Israël , c'est-à-dire celui qui a lutté avec Dieu » . Il sera le fondateur des douze tribus d'Israël.

L'homme : bizarre encore cette histoire de Jacob-Israël. Elle me fait penser un peu à une initiation. Transformer un usurpateur en fondateur, quitter un monde pour un autre, changer d'identité... tout cela au prix d'une longue lutte : ne pensez-vous pas que cela pourrait être une assez bonne définition d'une initiation. Etes-vous sûr, d'ailleurs que Jacob a lutté avec un ange. Il me semble que dans la bible on parle de « quelqu'un ». Ce quelqu'un pourrait bien être Jacob lui-même. Plus j'y pense, plus cette hypothèse d'initiation me paraît plausible: nous sommes bien notre premier ennemi quand il est question de changer !

L'ange : je vous laisse la responsabilité de votre interprétation. Je reconnais simplement que nous ne sommes pas d'accord sur l'identité de ce combattant, certains évoquant déjà l'ange Gabriel.

L'homme : vous voulez parler de celui de Marie ?

L'ange : oui, et là encore, l'important c'est la parole : celle de l'annonce faite à Marie. Que Marie ne connaisse (bibliquement il s'entend) pas d'homme a fait hésiter la vierge un instant bien entendu. Mais elle s'est rendu rapidement aux arguments de Gabriel qui avait appelé le saint esprit à la rescousse. Elle avait fini par répondre : « Fiat » c'est à dire « qu'il en soit ainsi. » Ce faisant la vierge rachetait Eve qui elle aussi avait dialogué avec un ange, mais l'ange déchu qu'était Satan. Cet AVE de l'Ange à Marie répondait à l'EVA du Jardin d'Eden et l'annonciation devint une des scènes les plus souvent représentées en peinture du Moyen Age à Chagall en passant par Léonard de Vinci et Fra Angelico, un autre bien nommé : c'est ce dernier qui, fidèle à sa vocation de frère prêcheur, voulait enseigner par l'image : c'est pourquoi Marie est présentée comme la nouvelle Eve. Pour le signifier, paraissent au fond du tableau, Adam et Eve chassés du paradis.

A propos d'annonciation et d'anges, on en trouve même dans un tableau qui à priori n'a rien à voir avec la bible puisqu'il s'agit de celui du texte de la déclaration des droits de l'homme : on en ignore l'auteur du tableau mais il a été peint en 1791 et se trouve à l'heure actuelle au Musée Carnavalet à Paris : regardez le bien et vous verrez qu'il ressemble fort à une annonciation : il y figure même un ange! Le mariage des genres entre les symboliques révolutionnaires, maçonniques et religieuses est d'ailleurs intéressant pour ne pas dire drôle.

L'homme : ah ! Nous y voilà : vous êtes un ange catholique !

L'ange : pas plus catholique que juif. Je vous signale d'ailleurs que le Coran parle davantage de Marie que ne le font les Evangiles. Simplement il est question des Anges et non du seul Gabriel pour s'adresser à Maryam et pour l'interpeller en ces termes: « O Marie, Dieu t'annonce comme une bonne nouvelle, un Verbe émanant de lui dont le nom sera l'oint Jésus. Il sera illustre ici bas et dans la vie future et comptera parmi les rapprochés du Seigneur ». (Coran III, 45-46). Par contre le Coran n'est pas beaucoup plus clair sur les voies qui ont permis à Jésus de naître ; faut-il croire l'évangile apocryphe et médiéval qui dit que « le verbe de Dieu pénétra en elle par son oreille » ou le Coran qui prétend que l'esprit de Dieu pénétra en Maryam par « la fente de sa chemise ».

L'homme : laissons la question ouverte, si je puis dire. Mahomet lui-même, l'avez-vous fréquenté ?

L'ange : Je suppose que vous parlez de celui qu'on appelle le dernier des prophètes ; je ne l'ai pas connu personnellement mais c'est encore Gabriel, je veux dire Djibril qui est allé à sa rencontre dans la grotte du mont Hîra. C'était un soir de la fin du Ramadan de l'an 612, l'ange Djibril s'adressa à Mohammed en lui tendant un livre et en lui ordonnant par trois fois de lire alors que Mohamed était illettré. Djibril finit par lui demander de répéter les phrases dont on dit qu'elles s'inscrivirent dans le coeur de Mohammed. Ensuite pendant plus de vingt ans, celui-ci proclamera le Coran dont mon frère Djibril continuera de l'instruire, devenant ainsi le prophète d'Allah.

L'homme : vous avez l'air d'encore mieux connaître cette histoire que les autres. Ne seriez-vous pas un ange musulman ?

L'ange : mais c'est un tic chez vous. Ce qui est vrai c'est que les musulmans se considèrent comme les juifs ou les chrétiens comme des «gens du Livre ». Ils présentent l'islam comme l'achèvement des deux monothéismes précédents ce qui évidemment n'est l'avis ni des juifs ni des chrétiens. Mais au-delà de ces divergences, personne ne remet en cause l'existence du Dieu unique et toutes trois reconnaissent en Abraham le « père des croyants ».

L'homme : mais quand même ce voile ? C'est un peu connoté !

L'ange : . Parlons-en, de ce voile puisqu'il a l'air de vous intriguer.

L'homme : il a de quoi m'intriguer ! Vous, je vous reconnais comme ange parce que je vous ai rencontré dans cette église de Grandson. Comme chez la plupart de vos collègues, on vous reconnaît à vos ailes. C'est en quelque sorte une marque de fabrique, si je peux me permettre. J'ai bien écouté aussi tout ce que vous m'avez raconté sur votre confrérie et sur les rôles que vous avez joués les uns et les autres. Mais là, je ne comprends plus : pourquoi diable vous cachez-vous le visage ? Avez-vous quelque chose à cacher ?

L'ange : moi ? Rien du tout mais je dois avouer que cet accoutrement, je veux dire ce voile dont Simone Mayor m'a habillé, je n'y suis pour rien et qu'il fait un peu désordre. Jusqu'au début du 20ème siècle, nous autres les anges nous étions tranquilles. Les images des peintres ou des sculpteurs correspondaient à ce que devaient savoir les ignorants. Les trois religions dont nous parlons depuis le début de notre conversation ont toujours fixé les canons des représentations des anges : leur taille, leur allure générale, leur habillement, les couleurs et les symboles qui s'y rattachent. Bien sûr l'imagerie a changé au fil des siècles : aux premiers siècles, nous ressemblions à des divinités mésopotamiennes, au Moyen Age nous sommes devenus minces et pudiques ; à la Renaissance nous nous sommes transformés en bels adolescents et aux anges éphèbes se sont associés des putti espiègles et potelés. Au XIXème siècle romantique, on prêtera à mes frères des figures plus féminines et fragiles.

L'homme : et les frères sont devenus des soeurs. A vrai dire, je ne vous trouvais pas l'air très XIXème mais je comprends mieux ce voile si c'est pour mieux cacher votre identité. Ah ! Ce fameux sexe des anges.

L'ange : vous voulez parler des discussions évidemment byzantines sur le sujet ; elles opposèrent paraît-il les seigneurs de Constantinople alors que la ville était assiégée par le sultan Mehmet II. Je dis, paraît-il car cette histoire, même si elle a fait long feu n'en est pas moins une légende. Certes l'entrée des turcs dans la ville en 1453 est exacte, l'empereur Constantin y perdit effectivement sa tête, mais le sujet de la discorde n'était pas celui du sexe des anges mais celle celui ? d'une éventuelle union avec le pape. D'ailleurs l'église catholique avait réglé la question dès le Concile de Nicée en 787 en déclarant que les anges n'avaient pas de corps. Le Coran lui, avait déjà affirmé que les anges n'ont « aucun attribut du sexe mâle ou féminin » (Coran XLIII,19).

L'homme : ce serait donc, circulez il n'y a rien à voir du côté du sexe !

L'ange : je ne dis pas cela. Je remets simplement les choses à leur place. Ce qui est vrai, c'est qu'une fois de plus la Bible peut être interprétée de plusieurs manières. Le chapitre 6 de la Genèse, juste avant qu'il ne soit question du déluge évoque les fils de Dieu et leurs tribulations avec les femmes. Or ces fils de Dieu (Bénê Elohim, en hébreu) seraient pour certains des anges et c'est le désir d'engendrer qui les aurait pousser à descendre sur terre.

L'homme : et ils auraient eux aussi « fauté ». Cela voudrait dire qu'il y a les bons et les mauvais anges, les premiers que l'on voit habillés sur les murs, les chapiteaux et les tympans des églises médiévales. Ils sont en quelque sorte drapés dans leur dignité... les seconds sont nus et poilus, avec des cornes... je suppose que vous êtes déjà passé par Vézelay.

L'ange : bien sûr. Vaste sujet que celui du bien et du mal, des représentations de l'un et de l'autre et de la responsabilité d'un de mes fameux confrères Satan, cet ange déchu. Nous aurions à parler des péchés, de l'originel et des autres y compris des capitaux, de la responsabilité de la femme en la matière, d'Eve à Sakineh Mohammadi-Ashtiani, cette femme iranienne condamnée à la lapidation pour adultère. Au fait savez-vous qu'il existe aussi un système grégorien des vices depuis le XII ème et qu'il représente aussi les 7 vices majeurs sous des formes féminines. Plus généralement les représentations du diable et de ses créatures obéissent à des codes iconographiques très précis et propres à l'époque où elles apparaissent : dans la statuaire médiévale par exemple, la bouche des mauvaises créatures est grande ouverte et la langue, lieu privilégié du péché est souvent exhibée. Mais, je vous propose pour aujourd'hui d'en rester là.

L'homme : Le sujet vous gêne peut-être. Vous ne voulez pas parler ni des femmes, ni du sexe, soit. Soyons plus légers, parlons des ailes, alors ! Quand vous sont-elles poussées ?

L'ange : c'est vrai, que nous n'en avons pas toujours eu. Je crois bien que les premiers appendices en plume sont apparus vers le 4ème siècle. Il en reste des traces dans une peinture de l'abside de l'église Sainte Pudentienne à Rome. Les ailes servent à montrer que nous sommes capables de nous déplacer très rapidement à travers les mondes, bien que les représentations nous montrent rarement en train de voler. Comme le disaient les traités de peinture : « les plumes marquent que les anges sont uniquement occupés des choses du ciel où est leur demeure, de même que s'ils sont sur des nuages, c'est pour marquer que le ciel est leur région et qu'il est la demeure de ces esprits ». Mais il y a d'autres symboles pour signifier que nous sommes des êtres immatériels... comme apparaître sur une échelle, par exemple dans le songe de Jacob : dans deux représentations au moins nous apparaissons en effet sans aile, dans celle de la synagogue de Doura (découverte en 1932) au bord de l'Euphrate ou dans les catacombes chrétiennes de Rome de la via Latina...

L'homme : c'est intéressant mais cela ne nous dit toujours pas pourquoi vous portez un voile.

L'ange : oh ! la,la,la,la,la,la ! Je vous ai déjà dit que je n'y étais pour rien et qu'il faudrait que vous interrogiez l'artiste. Je suppose qu'elle a de bonnes raisons de me faire porter le voile. Ce que je peux déjà vous dire mais vous le savez aussi bien que moi pour avoir croisé mes collègues à l'église de Granson, c'est que je suis seul à porter le voile. Il n'y a pas, me semble-t-il d'art militant chez cette Simone Mayor.

L'homme : un peu vite dit : non ? En présentant son ange comme elle le fait, elle pose deux questions : la première est celle de la place de la femme dans la société, la seconde celle du fondamentalisme. Je ne sais laquelle des deux est la première car dans le contexte d'aujourd'hui les deux sont liées, je dirais malheureusement. Et qui se présente voilé aujourd'hui ? Je ne parle pas du fichu que les femmes se mettent sur la tête mais de cette autre pièce d'étoffe qui cache tout ou partie de leur visage. Il s'agit le plus souvent de femmes de confession musulmane.

L'ange : et comment le savez-vous ? elles ne sont pas nombreuses à s'expliquer sur ce morceau de tissu qu'elles portent ni sur leurs motivations ou la liberté qu'elles ont ou n'ont pas de le porter. Il me semble que l'on fait surtout parler le tissu comme vous-même, vous faites parler l'artiste. Que savez-vous de ce qu'il ou elle veut dire ?

L'homme : on voit bien que vous êtes un ange...et pas un homme de l'art. La fonction de l'artiste n'est pas de donner à comprendre, elle est d'interpeller le spectateur, de lui proposer un autre regard sur le monde, de stimuler son imagination et sa réflexion. En l'occurrence, Simone Mayor se contente de poser des questions et c'est à chaque spectateur d'y répondre. C'est tout l'intérêt et le statut de l'art dans une société démocratique. Sauf dans les régimes totalitaires, l'important n'est pas ce qu'a voulu dire l'artiste. Une fois créée, l'oeuvre ne lui appartient plus : elle appartient au spectateur qui la regarde.

L'ange : toutes les interprétations se vaudraient ?

L'homme : je ne dis pas ? qu'elles se valent toutes mais que l'important est qu'elles se disent. C'est en effet sur ce qui n'est pas dit, sur ce qui se situe avant le verbe, en particulier sur toutes les peurs que se construisent les totalitarismes. Le propos de Simone Mayor n'est pas « pour ou contre le voile ». Le voile est bien entendu davantage qu'un morceau de tissu : c'est un symbole et comme tout symbole il s'interprète. Mais ici, l'artiste au lieu de vous draper vous a voilé : ce faisant il interroge le symbole autant que sa connotation intégriste. L'artiste est d'abord un producteur d'images puisqu'il donne à voir ; c'est la moindre des choses qu'il accepte plusieurs lectures d'une même image. C'est précisément le contraire du fondamentalisme que de laisser à chacun son libre arbitre et d'autoriser toutes les lectures.

L'ange : Ah ! je comprends mieux Princess Hijab.

L'homme : et qui donc est cette Princess Hijab ?

L'ange : je l'ai prise d'abord pour une de mes soeurs quand je l'ai croisée dans le métro à Paris. Elle ne montre jamais son visage, travaille la nuit, se présente masquée aux interviews des journalistes et se définit comme graffiti-artiste, spécialiste du street-art. Elle s'est fait connaître depuis près de quatre ans par ses interventions sur les affiches publicitaires qui fleurissent dans les couloirs du métro et qui présentent des mannequins dénudés. Ses actions nocturnes et clandestines consistent à recouvrir partiellement de peinture ou de cirage mais toujours noir ces corps dénudés. C'est ce qu'il ou elle (car on ne sait pas s'il s'agit d'un homme ou d'une femme) appelle l'hijabizing.

L'homme : est-on sûr que les fondamentalistes n'ont pas infiltré l'espace public et que sous un discours artistique ne soit délivré un discours politique ?

L'ange :. Cette fois, c'est votre surprise qui m'étonne. Cette histoire de Princess Hijab devrait apporter de l'eau à votre moulin. Dans les interviews qu'elle donne, l'artiste se défend de toute religiosité. Elle défend d'abord l'effet de surprise qui fait partie de la stratégie du street-art et revendique le droit de détourner tous les symboles. Elle déclare ne pas être là pour dénoncer ou défendre mais pour faire réfléchir sur les questions sociétales en particulier sur « la mythologie urbaine autour du ? voile » et sur l'espace public dont on dit qu'il convient de le défendre alors qu'il est déjà colonisé par la propagande commerciale.

L'homme : vous y allez fort !

L'ange : je ne trouve pas mais je savais depuis le début de notre échange que nous pourrions nous entendre. Et comme je sais que vous aimez les métaphores, je vous en propose une pour clore notre conversation : la carte n'est pas le territoire, elle n'en est que sa représentation. Cette carte peut donc être partielle, incomplète, provisoire. Il en va de même pour les anges : leur réalité reste inconnue. Certains s'en font des images, leur attribuent des rôles, des missions, des fonctions. D'autres comme vous n'y croient pas ; il n'empêche que les anges leur parlent.

 

bernard guthleben

Ainsi donné à Maracon le 1er janvier 2011.

bernard.guthleben@wanadoo.fr